L’écriture de la nourriture dans la littérature chicana contemporaine : Ana Castillo, Sandra Cisneros et Pat Mora

Une thèse en cours de Méliné Kasparian-Le Fèvre sous la direction de Stephanie Durrans.

Selon Patricia Montilla, la cuisine constitue un processus créatif central dans la vie de nombreuses femmes mais aussi dans l’écriture de nombreuses auteures latinas, qui s’inspirent du domaine alimentaire et culinaire (2013, 420). Montilla nous invite à considérer la nourriture comme une muse, comme une source d’inspiration et de créativité centrale pour de nombreuses Latinas, que ce soit dans leur vie quotidienne ou dans leur art.

L’alimentation semble bien constituer une source d’inspiration essentielle pour les auteures mexicaines-américaines contemporaines Pat Mora, Ana Castillo et Sandra Cisneros, dont les oeuvres constituent des exemples de cette centralité de la nourriture dans la littérature latina et plus précisément chicana. En partant du principe, au coeur du champ des « literary food studies » ou études sur la nourriture dans la littérature, selon lequel la nourriture, loin d’être anecdotique, constitue un élément central et crucial à l’interprétation de nombreux textes littéraires (Shahani 2008, Tigner et Carruth 2017, Coghlan 2020), ce travail de thèse se consacre au rôle joué par la nourriture dans les oeuvres de Pat Mora, Ana Castillo et Sandra Cisneros, analysant à la fois le discours que ces auteures tiennent sur l’alimentation en tant que réalité matérielle, sociale et politique, et le rôle symbolique de la nourriture dans leurs écrits. La nourriture, à la fois en tant que réalité matérielle et en tant que symbole, est dans les textes de Mora, Castillo, et Cisneros, reliée à une réflexion sur le rapport à l’autre, sur la relation et le lien, dans le contexte d’une société américaine profondément inégale et marquée par des rapports d’oppression et de domination.

Un premier axe de cette recherche vise à mettre en valeur la manière dont la nourriture est au coeur d’une écriture politique et engagée mise en oeuvre par Mora, Castillo et Cisneros. Ces auteures dénoncent les inégalités, les oppressions et les violences associées à l’alimentation dans la société américaine contemporaine (comme l’exploitation des travailleurs en particulier migrants, les inégalités de genre, les inégalités économiques et leurs conséquences en termes de santé, ou encore la dégradation environnementale et son impact sur les communautés marginalisées). Mora, Castillo et Cisneros proposent ainsi un discours critique sur les enjeux politiques de l’alimentation, et dénoncent l’intersection entre alimentation, oppression et violence sociétale. Par ailleurs, si la nourriture doit être reliée, dans les textes de Mora, Castillo, et Cisneros, à l’idée d’une écriture engagée et politique, c’est non seulement parce qu’elle constitue elle-même un enjeu politique, mais aussi parce que ces auteures utilisent le motif de la nourriture comme outil pour mieux convaincre et persuader leur lectorat au sujet de certaines causes qui leur tiennent à coeur. La nourriture constitue un motif symbolique et signifiant, que Mora, Castillo et Cisneros emploient comme métaphore de l’injustice, en évoquant, par exemple, la dévoration métaphorique des femmes et des personnes subalternes par une société inégalitaire et oppressive, à travers l’image de corps comestibles. Le motif de la nourriture participe ainsi, chez ces auteures, à un dispositif rhétorique et textuel conçu pour émouvoir le lecteur face aux injustices décrites et pour favoriser une prise de conscience politique.

Un deuxième axe de cette recherche sera consacré à montrer comment le thème de la nourriture est relié, dans les textes de Mora, Cisneros et Castillo, à la recherche d’un refuge face à la violence sociétale. Ce refuge se présente souvent sous la forme de l’espace domestique, décrit comme un espace nourricier et réparateur. Dans les textes de Mora, Castillo et Cisneros, la nourriture contribue à faire de l’espace domestique un sanctuaire, un abri protecteur et satisfaisant, un lieu de familiarité, de confort, et d’appartenance. Les nourritures et repas dégustés dans l’espace domestique symbolisent plus largement la dimension bienfaisante et nourricière du retranchement. Dans les textes de Mora, Castillo et Cisneros, la nourriture est présentée comme un outil qui permet de maintenir les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, et de se retrancher dans un cercle restreint, dans un entre-soi protecteur, dont la dimension réparatrice est symbolisée par le motif de la nourriture.

Mais cette stratégie du repli sur le proche et le même montre aussi ses limites, et les textes de Mora Castillo et Cisneros évoquent une autre manière de réagir face à la violence et à l’oppression, qui consiste à aller à la rencontre de l’autre, à prendre le risque d’accueillir la différence et l’altérité. Cette éthique de l’ouverture à l’autre et de l’hospitalité est symbolisée par la nourriture, en particulier par la nourriture partagée, offerte à l’autre, et produite de manière respectueuse de la nature, cet autre non-humain. La nourriture incarne alors une véritable éthique de l’ouverture à la différence, d’accueil de l’autre et d’hospitalité, qui se présente comme une alternative bienvenue face à l’éthique individualiste et capitaliste que dénoncent Mora, Castillo et Cisneros. Si l’alimentation est associée à des injustices et à des oppressions, elle peut aussi, quand elle s’inscrit dans des pratiques de partage et d’ouverture, contribuer à réparer et à combattre ces violences en promouvant l’hospitalité, la générosité et la solidarité. C’est en tout cas ce que suggèrent les textes de Mora, Castillo et Cisneros, où l’alimentation représente un sujet profondément ambivalent, à la fois relié à la violence et à la possibilité de la surmonter et de la réparer à travers une éthique de l’ouverture et du souci de l’autre.

Références

Montilla, Patricia. Latinos and American Popular Culture. ABC-CLIO, 2013.
Shahani, Gitanjali. “Introduction: Writing on Food and Literature.” Food and Literature, dirigé par Gitanjali G. Shahani, Cambridge University Press, 2008, pp. 1-10.
Tigner, Amy, et Allison Carruth, “Introduction: Genealogies and Genres of Food Studies.”
Literature and Food Studies, dirigé par Amy Tigner et Allison Carruth, Routledge, 2017, pp.
1-16.
Coghlan, Michelle J. “Introduction: The Literature of Food.” Cambridge Companion to Literature and Food, 2020, Cambridge University Press, dirigé Michelle J. Coghlan, pp. 1-14.

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